03.04.2025
La performance en tant que pratique. La pratique en tant que performance.
Je remarque que même en studio, je danse souvent comme si quelqu’un me regardait. Parfois c’est inconscient. Parfois je convoque ce regard pour m’aider à clarifier mon mouvement. L’objet de mon attention devient un entre-deux : un terrain de jeu entre mon monde intérieur et la conscience de l’autre. Cette conscience du regard ne me bloque pas — elle me nourrit. Elle potentialise un échange. Elle me permet de me situer, d’articuler ma danse en réponse à un espace partagé.
Ce n’est pas une stratégie. C’est une pratique.
Et cette pratique, je la perçois comme une forme de performance.
Performance as practice.
Practice as performance.
Je suis de plus en plus intéressé par ce qui se passe avant la forme. Ce qui se passe pendant l’émergence. L’instant où la pensée cherche encore un corps. Où la sensation ne sait pas encore ce qu’elle veut dire. Cet état fragile d’inconnu, cette instabilité d’un geste qui ne sait pas s’il va s’effondrer ou s’élever. C’est là que ça m’intéresse.
Certain.e.s danseur·seuses sont très doué·es pour jouer cet état. C’est une grande partie de notre formation : savoir représenter. Mais moi je ne veux pas représenter l’expérience. Je veux la vivre réellement. Je cherche des moments d’authenticité radicale. Des moments où le corps est aux prises avec un problème réel, et doit inventer une solution, ici et maintenant. Je veux offrir au public l’occasion d’observer la collaboration intuitive du corps et de l’esprit du performer. Son agentivité. C’est dans cette tension que la performance devient vivante. Voir des humains faire des choix, par leur corps, en temps réel. Ça c’est une danse qui m’intéresse. Une chorégraphie vivante.
Et si c’était ça, être vivant ?
Ce que je cherche à faire dans ma pratique, c’est construire des systèmes chorégraphiques, des situations performatives, des contextes activables. Je crée des environnements qui génèrent du mouvement, de la relation, du sens — mais c’est le performeur qui les rend vivants.
Je conçois la scène comme un écosystème. Le rôle du chorégraphe, pour moi, c’est de proposer une partition mouvante— une structure assez claire pour permettre l’orientation et une dramaturgie, assez poreuses pour accueillir l’inattendu.
C’est un peu comme être chef d’orchestre : je garde une vue d’ensemble, je dessine des trajectoires, je module l’intensité — mais je ne dicte pas la manière de jouer chaque note. Je ne cherche pas à mouler les corps à ma gestuelle. Je préfère travailler avec les imaginaires de chacun.e, composer avec leurs élans, leurs contradictions, leurs sensibilités.
Chaque corps a sa propre façon de naviguer les consignes. Certains ont besoin de balises très claires, d’autres d’un espace plus abstrait. Mon travail consiste à adapter le cadre à géométrie variable pour favoriser l’agentivité, le plaisir, la curiosité de l’artiste. Je co-construis avec les interprètes des langages éphémères, des logiques d’interaction, des seuils de déséquilibre qui les forcent à rester en recherche — même sur scène.
C’est là que la Performance as Practice devient tangible: quand l’artiste ne “reproduit” pas, mais réinvente chaque instant.
Quand le vivant garde sa capacité à surprendre.
Andrea Peña parle de ce mouvement artistique comme d’une révolution des interprètes. Je la vois, je la vis, je la revendique. Ce mouvement où les danseur·euses ne sont plus des exécutant·es, mais des créateur·ices à part entière. Où leur subjectivité, leur intuition, leur présence deviennent centrales dans le processus de création.
Pas en périphérie.
Au cœur.
Cette révolution, elle nous oblige à redéfinir nos rôles. À abandonner le fantasme du contrôle total. À faire confiance. À laisser place au risque, à l’imprévu, à l’impermanence.
C’est un engagement. Un art de la relation. Une responsabilité partagée.
Et c’est toujours à refaire.
À chaque rencontre.
À chaque cycle.
À chaque vie.