Nicholas Bellefleur
La nuit nous appartient — Festival Carrefour (QC)
PRAXIS / proto studio (QC)
LFDTCLASS / proto studio (QC)
RÉSIDENCE
StoneBoat Arts Centre (ON)
ATELIER
Écologies Déviantes — Festival Virage
PERFORMANCE
Cabaret Extravaganza (QC)
Bühnen Ballet / Bern (CH)
Biennale di Venezia (IT)
Marseille (FR)
Journal.
Entrées sporadiques de mes réflexions incomplètes sur mon processus en tant qu’artiste et humain, en dialogue au monde et aux pratiques et créations artistiques qui m’inspirent, me font vibrer, ou m’inquiètent face à l’évolution de la condition humaine et la place qu’elle accorde au vivant, au corps, au vivre ensemble, à l’amour, à l’art et à la pensée critique.
Où finit la tendresse et où commence la violence ? Geste, temps queer et désobéissance punk.
Entre reflet et alternatives : l’artiste face au déficit collectif de l’imagination.
Meat Factory: and why we need more spaces that don’t give a fuck.
Performance as practice.
Practice as performance.
Vers une écologie éthique de la création chorégraphique.
Rave is Not a Retreat : faire la fête en temps de crise.
Une Épistémologie de la Tendresse : La neurodivergence comme réponse sensible à un monde insensible.
Le Geste Retenu : contre-manuel de bienséance corporelle.
Danse, jeu et pensée critique : pour une pédagogie incarnée de la créativité.
Cartographie d’un frottement : comment la texture du réel fissure, relie, et refonde le vivant.
(fr) Rave is Not a Retreat : faire la fête en temps de crise.
Il y a des jours où chaque scroll sur nos écrans nous tire vers le bas. Où les atrocités, les cris étouffés, les appels à l’aide qui traversent les continents, nous font vaciller. Comment continuer à rire, danser, aimer — ici — quand là-bas, des mondes sont effacés ?
La culpabilité rôde. Elle s’immisce subtilement. Elle s'insinue dans les fentes de nos plaisirs. Elle murmure : comment oses-tu rire, sourire, danser alors que des gens meurent ? Cette culpabilité voudrait nous faire croire que la douleur doit être continue, universelle, homogène. Et pourtant, elle-même ne sauve personne. La douleur seule ne crée pas un monde nouveau.
J’aimerais proposer un changement de perspective. Non pas du déni. Non pas une culture du cute, du lisse et du bonheur à tout prix. Plutôt, une réappropriation de notre regard sur ces événements qui semblent si loin et qui pourtant nous touchent, nous affectent, nous transforment. Ici. Maintenant.
La vérité, c’est que nous sommes interconnecté·es. Le génocide en Palestine n’est pas une "actualité lointaine". Il nous traverse émotionnellement, mentalement, corporellement. Les réseaux sociaux ne sont pas des murs, mais des membranes poreuses. Des portails vers des mondes bien réels, chargés d’affect. Nos colères, nos larmes, nos silences sont liés à ceux des autres. Par la mondialisation, nous sommes mêlé·es à la tragédie : par les armes financées, les accords commerciaux, les récits qu’on choisit d’écouter — ou d’ignorer.
Et dans tout cela, une question brûle : que peut-on faire, vraiment?
On se dit : Quel contrôle est-ce que j’ai ? Je ne suis qu’une seule personne - qu’une seule goutte dans un océan.
Et c’est précisement pour cette raison que nous avons tous·tes une part à jouer.
Parfois, il ne reste que des gestes minuscules. Des graines. Nos choix de tous les jours. Notre corps. Notre respiration. Notre perspective. Notre façon d’aimer. De refuser la haine. De choisir de cultiver la joie comme un acte politique, un refus de se laisser engloutir.
L’histoire nous enseigne que la fête, en temps de crise, est un réflexe de survie.Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que les bombes tombaient, des speakeasy clandestins remplissaient les caves de Londres de jazz et de rires souterrains. Les gens dansaient avec rage, comme pour défier la mort. À Paris, sous l’Occupation Nazie, on organisait des bals secrets dans les appartements.
Sur le Titanic, alors que le navire sombrait, les musiciens ont continué de jouer. Jusqu’à la fin.
Pendant la pandémie de COVID-19, on a vu des balcons se transformer en scènes de DJ. Des party sur Zoom. Des corps danser seuls dans leurs chambres, mais ensemble via leurs écrans.
Aujourd’hui encore, à Gaza même, certain·es écrivent de la poésie, jouent du oud, peignent sur des ruines. La fête, parfois, c’est simplement refuser d’être déshumanisé·es. Refuser de se déshumaniser.
Et dans les territoires occupés, les zones de guerre, ou les villes militarisées, des raves continuent d’émerger — comme à Ramallah en Palestine, où une scène techno vibrante persiste malgré la violence de l’occupation. Ces fêtes deviennent des actes d’existence. Des zones temporaires de liberté.
Raverie : créer des mondes de rêves quand le réel s'effondre
Dans un entrepôt abandonné, une forêt perdue, un terrain vague à la périphérie de la ville, le rave surgit. Ce n’est pas juste une fête. C’est une brèche. Un espace-temps où la norme explose. Où les corps transpirent une forme de vérité qu’aucune parole ne contient.
Mark Fisher1 parlait du rave comme d’un "rêve éveillé de liberté collective", un moment fragile mais tangible où un autre monde semble possible — non pas dans l’abstraction politique, mais dans un pulse commun, la présence et la transe.
Barbara Ehrenreich2 écrivait que la joie collective est un instinct profond, sans cesse réprimé par les cultures du contrôle. Les raves, dans cette lignée, sont des actes de déprogrammation. Des lieux pour crier sans mots, pour communier sans prier.
Le philosophe anarchiste Hakim Bey3 appelait ça une "zone autonome temporaire". Une fête qui surgit, bouleverse, puis disparaît. Pas pour fuir le monde, mais pour y expérimenter des relations autres, intenses, brûlantes — et en rapporter des braises.
Le rave est aussi une techno-utopie queer4. Pour beaucoup de communautés marginalisées (racisées, trans, neurodivergentes), le rave est un sanctuaire. Un endroit pour être soi, pour guérir, pour créer des mondes qu’on ne voit pas encore dans la réalité.
D'un point de vue somatique, les raves détiennent un immense potentil de guérison profonde. Tout comme la gazelle utilise les trémissiments (shake) pour se débarrasser du traumatisme qu'elle a accumulé après avoir été poursuivie par un prédateur, nous devons également nous secouer pour nous débarrasser des blessures et des conditionnements qui ne nous servent plus. Et quel meilleur endroit que la rave pour secouer ses fesses et son système nerveux ?
Aujourd’hui, on rave encore à Ramallah, à Kyiv, à Tbilissi, à Beyrouth. Parfois clandestinement. Souvent avec rage. Ces fêtes deviennent des réponses sensibles à la guerre, à la dépossession, à l’effondrement. Elles disent : tant que nous dansons, nous sommes vivant·es. Tant que nous créons du lien, la mort n’a pas gagné.
Faire la fête, c’est refuser de laisser la mort être la seule réponse.
Ce n’est pas nier la souffrance. Ce n’est pas de nier notre mortalité. C’est dire : malgré tout, je choisis de porter mon attention vers ce qui est vivant. Honorer celles et ceux qui ont passé·es — en célébrant la vie. En vivant pour elleux. Choisir de créer des espaces de lumière. De rassemblement. De deuil. D’intégration. D’émotion partagée. D'écoute. De lenteur. De présence. De joie. De plaisir. De célébration.
Parce qu’on ne construit pas un monde juste uniquement en dénonçant l’injustice. On le construit aussi en incarnant, ici et maintenant, ce à quoi on rêve. C’est peut-être ça, notre part de contrôle. Lead by example. Montrer une autre manière d’être au monde.
Rire, danser, célébrer — sans cesser de s’indigner — c’est embrasser le paradoxe.
C’est pratiquer l’amour comme résistance.
C’est militer par la joie.
C’est redevenir humain.
Le titre de ce texte est inspiré par McKenzie Wark, écrivaine et théoricienne transgenre, alors que dans son livre Raving elle propose une vision intime et politique du rave comme espace de transformation sensorielle, de dissolution des identités fixes, et de réinvention collective. Elle écrit : « The rave is not a retreat from the world but an entry into another one. » Ce livre a nourri ma réflexion sur la rave comme zone liminale, radicalement vivante et queer, où l’on fabrique du commun autrement.
Max Lauloum, journaliste français a fait un reportage sur la fête en Ukraine qui a grandement inspiré ce texte. L’activisme rigoureux et sensible de mes ami·es Caroline Namts et Hadi Salma a également grandement inspiré ce texte.
(en) Rave is Not a Retreat: Partying in Times of Crisis.
There are days when every scroll on our screens feels like a slow ember embedding itself under our skin. Days when atrocities, muffled cries, and distant calls for help make us tremble. How do we keep laughing, dancing, loving — here — when elsewhere, entire worlds are being erased?
Guilt lingers. It creeps in, subtly. It seeps into the cracks of our pleasures. It whispers: how dare you laugh, smile, dance? It wants us to believe that pain must be constant, universal, uniform. And yet, pain alone saves no one. Pain alone doesn’t build a new world.
I want to offer a shift in perspective. Not denial. Not a culture of cuteness, gloss, or toxic positivity. Rather, a reclamation of how we relate to events that feel far away — and yet affect, touch, and transform us. Right here. Right now.
The truth is: we are interconnected. The genocide in Palestine is not a “distant event.” It moves through us emotionally, mentally, somatically. Social media are not walls — they are porous membranes. Portals to real worlds, charged with affect. Our anger, our grief, our silences are entangled with those of others. Through globalization, we are implicated in the tragedy: through financed weapons, trade deals, the stories we choose to hear — or to ignore.
And in all this, one burning question: what can we actually do?
We tell ourselves: what control do I have? I’m just one person — a single drop in an ocean. And yet, that is precisely why each of us matters.
Sometimes, all we have left are small gestures. Seeds. Our daily choices. Our bodies. Our breath. Our perspective. The way we love. The refusal to hate. The commitment to cultivate joy — not as escapism, but as a political act. A refusal to be swallowed by despair.
History teaches us: celebration in times of crisis is a survival instinct.
During World War II, while bombs fell on London, underground speakeasies filled cellars with jazz and laughter. People danced with fury, as if to defy death. In occupied Paris, secret balls were held in private apartments.
On the Titanic, as the ship went down, the musicians kept playing. Until the end.
During the COVID-19 pandemic, balconies became DJ booths. Raves happened on Zoom. Bodies danced alone in their rooms, but together through screens.
Even today, in Gaza, some still write poetry, play the oud, paint on ruins. Sometimes, partying is simply refusing to be dehumanized. Refusing to dehumanize ourselves. And in occupied territories, war zones, or militarized cities, raves continue to emerge — like in Ramallah, Palestine, where a vibrant techno scene persists despite the violence of the occupation. These gatherings become acts of existence. Temporary zones of freedom.
Raverie: Dreaming New Worlds as the Old Ones Collapse
In an abandoned warehouse, a hidden forest, a field near a border, the rave erupts. It’s not just a party. It’s a rupture. A crack in space-time where norms dissolve. Where bodies sweat a kind of truth no words can carry.
Mark Fisher1 once described the rave as a “waking dream of collective freedom” — a fragile but tangible moment when another world feels possible. Not in some abstract political way, but in the beat, the presence, the trance.
Barbara Ehrenreich2 wrote that collective joy is a deep instinct, constantly repressed by cultures of control. Raves, in that sense, are acts of deprogramming. Places to scream without language, to connect without doctrine.
Anarchist philosopher Hakim Bey3 called it a “Temporary Autonomous Zone” — a party that erupts, disrupts, then disappears. Not to escape the world, but to experiment with other ways of being, burning with intensity — and to carry the embers back with us.
Rave is also a queer techno-utopia4. For many marginalized communities — racialized, trans, neurodivergent — rave spaces are sanctuaries. Places to be fully oneself, to heal, to build the worlds we still can’t see in reality.
On a somatic level, raves can also be deeply healing. Just like the gazelle needs to shakes off the trauma she accumulated after being chased by a predator, we must also shake off the hurts and conditionings that no longer serve us. What better place to shake your booty and nervous system than at a rave ?
Even now, people rave in Ramallah, Kyiv, Tbilisi, Beirut. Sometimes clandestinely. Often with rage. These parties become embodied responses to war, dispossession, collapse. They say: as long as we dance, we are still alive. As long as we connect, death has not won.
To celebrate is to refuse death as the only answer.
It is not a denial of suffering. Not a denial of mortality. It is a choice — to orient ourselves toward what is still alive. To honour the ones we’ve lost — by living for them. To create spaces of light. Of gathering. Of grief. Of integration. Of shared emotion. Of listening. Of slowness. Of presence. Of joy. Of pleasure. Of celebration.
Because we don’t build a just world only by denouncing injustice. We also build it by embodying, here and now, what we long for. Maybe that is our piece of control. Lead by example. Show another way of being.
To laugh, dance, celebrate — without stopping the outrage — is to embrace paradox.
It is to practice love as resistance.
It is to fight through joy.
It is to reclaim our humanity.
The title of this text is inspired by McKenzie Wark, trans writer and theorist, who in her book Raving offers an intimate and political vision of rave as a space for sensory transformation, dissolution of fixed identities, and collective reinvention. She writes: “The rave is not a retreat from the world but an entry into another one.” Her words deeply shaped my reflection on rave as a liminal, radically alive and queer zone for crafting a new commons.
This text was also inspired by a powerful report by French journalist Max Lauloum on partying in Ukraine, and by the rigorous, tender activism of my friends Caroline Namts and Hadi Salma.
Notes:
1 Mark Fisher, Capitalist Realism « The freedom of rave was a kind of collective dreaming. A waking dream of a better world that could still be lived. » Fisher évoque le rave comme un moment de futur suspendu, où l’utopie est vécue par le corps, même si elle n’est jamais réalisée pleinement. Il y voit une brèche dans le réalisme capitaliste.
2 Barbara Ehrenreich, Dancing in the Streets: A History of Collective Joy « The capacity for collective joy is an instinct deeply embedded in human beings... repressed by elite cultures of control. » Ehrenreich trace une histoire de la danse collective comme pouvoir politique et émotionnel, systématiquement attaquée par les régimes autoritaires et les sociétés hiérarchisées.
3 Hakim Bey, Temporary Autonomous Zones (TAZ) « The rave is a TAZ, a Temporary Autonomous Zone — a fleeting space where new social relations can emerge, if only for a night. » Hakim Bey voit dans le rave une zone d’utopie furtive, hors contrôle, où une autre forme de vivre-ensemble devient possible.
4 Je pense notamment à McKenzie Wark, Raving et José Esteban Munoz, Cruising Utopia
Autre référence:
Michel Gaillot, Techno : Discours, utopies et images. Il analyse le rave comme rituel néo-tribal, lieu de régression positive et de lien postmoderne. Très utile pour parler du rave dans une perspective anthropologique
Une Épistémologie de la Tendresse : La neurodivergence comme réponse sensible à un monde insensible.
Il existe une sagesse dans la sensibilité. Une sagesse profondément enracinée dans les fibres mêmes de l’existence, là où le monde se touche et se ressent au-delà du visible. Et pourtant, cette sagesse, dans notre époque de rationalité froide et de productivité effrénée, est souvent enfouie. Elle est noyée sous le poids de ce que l’on appelle "la normalité". Pourtant, dans les interstices de cette normalité, des créateurs, des rêveurs, des enfants et des neurodivergents continuent de respirer un air plus frais, plus vivant. Ce sont des révélateurs, des éclaireurs de ce qui est déjà en nous, mais que nous avons perdu de vue : la capacité à être traversé, à ressentir profondément, à vibrer avec ce qui est.
La neurodivergence n'est pas un écart par rapport à une norme idéale. Elle n'est pas une déviation ou un dysfonctionnement. Non, elle est une réponse sensible à un monde insensible, une ouverture sur des perceptions multiples qui refusent de s’enfermer dans une seule réalité. Elle est la porte d’entrée vers des expériences du monde que l’on ne voit pas, que l’on n’entend pas, que l’on ne touche pas toujours — ou que l’on choisit de ne pas voir, de ne pas entendre, de ne pas toucher.
Les artistes, les neurodivergents, les enfants, les rêveurs et même les scientifiques intuitifs, ceux qui restent curieux et réceptifs, ont tous en commun une forme de porosité au monde. Ils ne vivent pas en dehors de la réalité, mais dans une réalité amplifiée. Ils sont capables de percevoir des couches de signification que la majorité des gens n’ont pas été invités à explorer, à sentir. Ce n’est pas une exception. C’est un accès à un potentiel humain fondamental que nous avons tous en nous, mais qui est souvent étouffé par la culture de la norme, de la logique et de l’efficacité.
Nous avons été éduqués à croire que la rationalité est la seule voie vers la vérité, que l'ordre est la seule forme de progrès. Et dans ce paradigme, la sensibilité, la fluidité, l'imaginaire sont relégués à des domaines secondaires, irrationnels, même dangereux. Mais qu’est-ce qui est vraiment irrationnel ? Une société qui éteint ses émotions, ses intuitions, son ressenti ? Ou un monde où les sensations sont vécues comme des sources infinies de connaissance, de vérité et de guérison ?
La neurodivergence pourrait bien être, dans ce contexte, une forme de résistance à cette standardisation du vécu. Elle est un refus du monde insensible, un acte radical de résilience face à un environnement qui cherche à normer, à figer, à imposer des contours étroits à l’expérience humaine. Dans ce sens, la neurodivergence n’est pas une malédiction, mais une forme d’éveil. Un éveil au monde tel qu’il est, dans ses nuances, ses subtilités, ses fluctuations. Une rébellion douce contre la rigidité imposée.
Si l’on pense à l’art, à la poésie, à la science intuitive, ce sont des espaces où l'on explore cette interconnexion fluideentre le corps et l’esprit, entre l’individu et l’univers. Ce sont des espaces où l’on danse avec l’imperceptible, où chaque geste, chaque vibration, chaque idée trouve son écho dans l’invisible. Et dans cet espace, il n’y a pas de norme, il n’y a que des formes vivantes qui se révèlent. Les neurodivergents, comme les artistes, explorent ces formes, osent les nommer, les dévoiler. Ils nous montrent la voie vers une autre manière de vivre ensemble — une manière plus fluide, plus souple, plus en résonance avec le monde tel qu’il est, sans chercher à le forcer dans un moule prédéterminé.
Cela n’est pas un rêve utopique. C’est une invitation à vivre autrement, à reconnecter avec nos perceptions profondes, à ne plus voir la différence comme un écart, mais comme une source de richesse, une ressource précieuse. Nous sommes tous des révélateurs, même si nous n’avons pas tous le courage de regarder ce qui se cache sous la surface de l'ordinaire. Peut-être que nous sommes tous un peu neurodivergents, à des degrés divers, et que ce qui nous manque n’est pas de "rentrer dans la norme", mais de laisser émerger cette tendresse pour le monde, cette porosité qui nous relie à tout ce qui est vivant.
Et si nous réapprenions à être traversés, à laisser nos sens nous guider ? À accepter que ce qui est « irrationnel » pourrait être une voie vers la connaissance la plus profonde ? Une épistémologie de la tendresse, dans laquelle chaque individu, avec ses particularités, pourrait trouver sa place dans une danse infinie de ressentis, d’intuitions, de curiosité partagée.
La neurodivergence comme un chemin vers cette tendresse. Un chemin à suivre, chacun à sa manière.
An Epistemology of Tenderness: Neurodivergence as a Sensitive Response to an Insensitive World.
There is a wisdom in sensitivity. A wisdom deeply rooted in the very fibers of existence—where the world is touched and felt beyond the visible. And yet, in our era of cold rationality and relentless productivity, this wisdom is often buried. It is drowned beneath the weight of what we call “normality.” Still, in the cracks of this normality, creators, dreamers, children, and neurodivergent people continue to breathe a fresher, more vibrant air. They are not exceptions, but revealers. Scouts of what already exists within us, but that we have lost sight of: the capacity to be permeated, to feel deeply, to vibrate with what is.
Neurodivergence is not a deviation from some ideal norm. It is not a dysfunction or defect. No—it is a sensitive response to an insensitive world, an opening onto multiple modes of perception that refuse to be confined to a single reality. It is a doorway into experiences of the world we do not always see, hear, or touch—or that we choose not to see, not to hear, not to touch.
Artists, neurodivergent people, children, dreamers, and even intuitive scientists—those who remain curious and receptive—share a particular kind of porosity to the world. They do not live outside of reality, but in an amplified one. They are able to perceive layers of meaning that most people have not been invited to explore or feel. This is not an anomaly. It is access to a fundamental human potential we all carry, yet which is often stifled by a culture of norms, logic, and efficiency.
We’ve been taught to believe that rationality is the only path to truth, that order is the only form of progress. And in this paradigm, sensitivity, fluidity, and imagination are relegated to secondary domains—irrational, even dangerous. But what is truly irrational? A society that suppresses its emotions, intuitions, and felt experiences? Or a world where sensations are embraced as infinite sources of knowledge, truth, and healing?
In this context, neurodivergence might well be a form of resistance to the standardization of lived experience. It is a refusal of the insensitive world—a radical act of resilience in the face of an environment that seeks to normalize, to fix, to impose narrow contours on human experience. In this sense, neurodivergence is not a curse but an awakening. An awakening to the world as it is—in all its nuances, subtleties, and fluctuations. A gentle rebellion against imposed rigidity.
If we consider art, poetry, or intuitive science, these are spaces where we explore the fluid interconnection between body and mind, between the individual and the universe. They are spaces where we dance with the imperceptible, where each gesture, each vibration, each idea finds its echo in the invisible. And within this space, there is no norm—only living forms revealing themselves. Neurodivergent people, like artists, explore these forms, dare to name them, to unveil them. They show us a way toward another mode of collective life—one that is more fluid, more supple, more resonant with the world as it is, without trying to force it into a predetermined mold.
This is not a utopian dream. It is an invitation to live otherwise—to reconnect with our deep perceptions, to stop seeing difference as a gap but rather as a source of richness, a precious resource. We are all revealers, even if not all of us dare to look beneath the surface of the ordinary. Maybe we are all a little neurodivergent, in varying degrees. And what we lack is not conformity—but the emergence of tenderness for the world, that porosity that connects us to all that is alive.
What if we relearned how to be permeated, to let our senses guide us? To accept that what is “irrational” might lead us to the most profound knowledge? An epistemology of tenderness, in which each person, with their singularities, could find their place in an infinite dance of sensations, intuitions, and shared curiosity.
Neurodivergence as a path toward that tenderness. A path to be followed—each in their own way.
(fr) Le Geste Retenu : contre-manuel de bienséance corporelle.
Il existe un théâtre invisible, une scène sur laquelle nos corps jouent sans cesse — parfois en pleine lumière, parfois dans l’ombre discrète de l’inconscient. Ce théâtre, c’est celui des gestes : micro-mouvements, réflexes, élans suspendus ou souffles contenus. Certains surgissent sans que nous y pensions, d'autres sont interceptés par une autorité invisible qui habite nos chairs. Ce que l'on appelle "politesse", "professionnalisme" ou "tenue appropriée" n’est bien souvent qu’un autre nom pour une censure intériorisée : un choreo-policing.
Ce concept — la police des gestes — ne désigne pas simplement un contrôle social externe. Il s’infiltre dans notre système nerveux, colonise nos réponses instinctives, et nous fait douter de la sagesse somatique qui nous habite.
Intuition du geste
Le corps sait. Il sait avant nous, en dessous du langage, au creux du diaphragme, dans l’arc des omoplates, dans l’ondulation d’un soupir. Il sait quand s’arrêter. Quand se lever. Quand fuir. Quand pleurer. Quand rire trop fort. Quand prendre de l’espace.
Les gestes dits "inappropriés" — un rot, un bâillement, un tressaillement, un frisson — ne sont pas des erreurs. Ils sont des réponses adaptatives, des expressions d’un corps en conversation constante avec son environnement.
Le problème, c’est que le geste intuitif fait peur. Il déstabilise l’ordre. Il est trop vivant. Il perturbe le ballet social chorégraphié par la norme, la discipline, le regard extérieur. Alors il est réprimé. Et cette répression n’est pas anodine : elle dérègle les systèmes internes, elle brouille notre boussole somatique.
Homéostasie : la danse intérieure de l’équilibre
La médecine parle d’homéostasie pour désigner la capacité d’un organisme à maintenir son équilibre interne face aux variations externes. C’est une forme d’intelligence incarnée, une sagesse cellulaire. Les gestes d’auto-régulation — bâiller, soupirer, changer de posture, se frotter les bras — sont des manifestations directes de cette homéostasie en action. Ce sont des danses réflexes, miniatures, qui nous maintiennent en vie, en lien, en écoute.
L'homéopathie, dans son sens philosophique, part du principe que le corps possède une capacité profonde d’auto-guérison. Elle ne soigne pas en imposant, mais en dialoguant avec la mémoire du corps. C’est une approche douce, qui respecte la dynamique propre à chaque organisme.
Mais la société ne fonctionne pas sur le modèle de l'homéopathie. Elle agit en allopathe brutale : elle corrige, elle supprime, elle nie. Tu pleures ? Tu prends sur toi. Tu trembles ? Tu te contrôles. Tu es fatigué ? Tu souris quand même. Ce refus systématique de l’auto-régulation corporelle provoque des déséquilibres profonds — physiques, émotionnels, relationnels.
Choreo-policing : le corps discipliné
La bienséance corporelle est une invention politique. Elle structure le monde du travail, de l’éducation, du genre. Elle dit comment un corps doit se tenir pour être "crédible", "désirable", "adéquat". Elle établit une hiérarchie entre les gestes nobles et les gestes honteux. Entre ce qui se montre et ce qui se cache.
Ainsi, les gestes somatiques spontanés — étirement, gémissement, mouvement rythmique, besoin de silence ou de solitude — sont neutralisés. Ils ne "passent pas" bien dans la sphère sociale. Trop sensuels. Trop mous. Trop primitifs. Trop féminins. Trop fous.
Cette police du mouvement est profondément ancrée dans l’héritage colonial, patriarcal et capitaliste. Elle découpe le corps en fonctions productives, elle rejette tout ce qui n’est pas mesurable, utile ou présentable. Elle fait du corps une machine. Elle oublie que le corps est d’abord un terrain de résonance, un écosystème vivant.
Réhabiliter le geste intuitif
Ce texte est un appel à la réhabilitation du geste intuitif. Un plaidoyer pour un corps qui ne serait plus en mode performance mais en mode écoute. Un corps qui pourrait bâiller sans être jugé, roter sans honte, pleurer sans explication, rire sans justification. Un corps qui aurait le droit d’être multiple, fluctuant, inexact, contradictoire.
C’est aussi une invitation à danser autrement. À créer des espaces (intimes, pédagogiques, artistiques, sociaux) où le geste spontané est accueilli, observé, aimé. Où la co-régulation est célébrée. Où l'homéostasie est une chorégraphie partagée.
Et si on se mettait à l’écoute des danses silencieuses de nos intestins, de nos muscles, de nos os ?
Et si on considérait nos soupirs comme des partitions d’un opéra invisible ?
Et si péter en public devenait un acte de révolte douce contre la civilisation de la retenue ?
Ce n’est pas un retour à l’état "naturel". C’est un mouvement vers une culture incarnée. Une culture qui ne se construit pas contre le corps, mais à partir de lui.
(en) Beneath the Manners: A Somatic Uprising.
There is an invisible theatre—a stage on which our bodies perform constantly. Sometimes lit in full view, sometimes hidden in the quiet shadows of the unconscious. This theatre is made of gestures: micro-movements, reflexes, suspended impulses, withheld breaths. Some appear unbidden, others intercepted by an invisible authority lodged deep in our flesh. What we often call "manners," "professionalism," or "appropriate behavior" is, in many cases, simply internalized censorship: choreo-policing.
This concept—gesture policing—is not just about external control. It infiltrates the nervous system, colonizes our instinctive responses, and makes us doubt the somatic wisdom that lives within.
The Intuition of Gesture
The body knows. It knows before we do, beneath language, in the hollow of the diaphragm, in the arc of the shoulder blades, in the undulation of a sigh. It knows when to stop. When to rise. When to run. When to cry. When to laugh too loud. When to take up space.
So-called “inappropriate” gestures—a burp, a yawn, a shiver, a twitch—are not mistakes. They are adaptive responses, expressions of a body in ongoing conversation with its environment.
The problem is: intuitive gesture is threatening. It disrupts the order. It is too alive. It disturbs the social ballet choreographed by normativity, discipline, and the external gaze. So it gets repressed. And repression is not benign—it dysregulates our inner systems, it dulls our somatic compass.
Homeostasis: The Inner Dance of Balance
In medicine, homeostasis refers to the body’s ability to maintain internal balance amidst external change. It is a form of embodied intelligence, a cellular wisdom. Gestures of self-regulation—yawning, sighing, shifting posture, rubbing one’s arms—are physical manifestations of homeostasis in action. They are miniature reflex-dances that keep us alive, attuned, responsive.
Homeopathy, in its philosophical essence, is rooted in the idea that the body holds a deep capacity for self-healing. It doesn’t impose; it listens. It engages with the body’s own memory and rhythm. It is a gentle dialogue rather than a forced intervention.
But society does not operate homeopathically. It behaves like a blunt allopath: it overrides, suppresses, denies.
You cry? Pull yourself together.
You tremble? Get a grip.
You’re tired? Smile anyway.
This systemic refusal of somatic self-regulation leads to deep imbalances—physical, emotional, relational.
Choreo-Policing: The Disciplined Body
Bodily propriety is a political invention. It structures the world of labor, education, gender. It tells us how a body must behave to be "credible," "desirable," or "appropriate." It draws a line between noble gestures and shameful ones. Between what can be seen and what must be hidden.
Spontaneous somatic gestures—stretching, moaning, rhythmic movement, a need for silence or solitude—are often neutralized. They don't “pass.” Too sensual. Too soft. Too primitive. Too feminine. Too erratic.
This choreography of control is deeply rooted in colonial, patriarchal, and capitalist legacies. It carves the body into productive functions. It discards anything not measurable, efficient, or presentable. It treats the body like a machine. It forgets the body is first and foremost a site of resonance—a living ecosystem.
Rehabilitating Intuitive Gesture
This text is a call to rehabilitate intuitive gesture. A plea for a body not in performance mode but in listening mode. A body allowed to yawn without judgment, burp without shame, cry without explanation, laugh without justification. A body with permission to be multiple, fluid, imprecise, contradictory.
It’s also an invitation to dance differently.
To create spaces—intimate, educational, artistic, social—where spontaneous gesture is welcomed, witnessed, cherished. Where co-regulation is celebrated. Where homeostasis becomes a shared choreography.
What if we listened to the silent dances of our intestines, our muscles, our bones?
What if we treated our sighs as the score of an invisible opera?
What if farting in public became a gentle act of rebellion against the civilization of restraint?
This is not a return to a “natural” state.
It is a movement toward an embodied culture—one that does not build itself against the body, but begins from within it.
(fr) Danse, jeu et pensée critique : pour une pédagogie incarnée de la créativité.
En tant qu’artiste en danse et pédagogue, je m’intéresse aux liens entre mouvement, cognition et apprentissage. Mon travail part d’une intuition profonde : la danse — notamment dans ses formes improvisées — constitue un terrain fertile pour exercer la pensée critique. Improviser en danse, c’est résoudre des problèmes en temps réel. C’est répondre à des contraintes physiques, spatiales, temporelles. C’est mobiliser l’imagination pour transformer l’inconfort, contourner l’obstacle, accueillir l’inattendu. Bref, c’est penser — mais penser avec, grâce et à travers1 le corps.
À la base de cette approche se trouve un principe fondamental :
Creative thinking is critical thinking (La pensée créative est une forme de pensée critique).
Or, dans une société québécoise marquée par la technocratisation du quotidien, la rationalisation des gestes et une culture de la performance, la créativité tend à être marginalisée, considérée comme secondaire, voire réservée aux professionnel·les dans les domaines artistiques.. Pourtant, la créativité est au cœur de la pensée critique et se doit de redevenir une une partie intégrante de l’expérience humaine, comme le rappellent les travaux de bell hooks2, Paulo Freire3 et Maxine Greene4, qui prônent tous·tes une éducation émancipatrice, capable d’élargir la perception du possible. La capacité de créer — c’est-à-dire d’inventer des réponses inédites à des situations nouvelles — est essentielle à toute vie humaine.
D’ailleurs, la créativité se manifeste dans les petites histoires5 du quotidien : une route est barrée et on improvise un nouvel itinéraire, on cuisine un repas avec les restants sans suivre de recette, un parent répond créativement à un geste ou aux paroles spontanées de son enfant. Dans ces situations, nous exerçons une intelligence adaptative.
Ces gestes quotidiens témoignent d’une créativité déjà en mouvement — mais souvent invisible, banalisée, voire méprisée dans une société qui réserve l’innovation à des élites ou à des secteurs productifs spécifiques. Pourtant, imaginez un instant ce qui pourrait émerger si cette créativité, au lieu d’être accidentelle ou confinée à la survie, devenait cultivée, entraînée, valorisée, amplifiée.
Et si elle contaminait d’autres sphères de l’existence — le monde du travail, l’éducation, les institutions, la politique — souvent figées dans des logiques de contrôle, d’efficacité ou d’obéissance ? Et si l’on considérait la créativité comme un droit humain fondamental ? Un moyen de désapprendre les réflexes conditionnés, de déjouer les récits dominants, de désobéir à l’absurde — pour mieux réinventer nos manières d’être ensemble, de faire société, de prendre soin du vivant.
C’est cette vision que je cherche à incarner par la danse, par l’improvisation, par le jeu : des pratiques qui n’ont rien de frivole, mais qui sont radicalement transformatrices. Elles invitent à penser avec le corps, à apprendre par l’expérience, à développer une conscience critique enracinée dans le mouvement. Elles forment un entraînement à la liberté. Une manière de résister — et de rêver.
Le jeu comme déclencheur de plasticité.
Le jeu n’est pas un luxe. Il est une méthode d’apprentissage fondamentale. Les neurosciences cognitives, notamment les travaux de Catherine L’Ecuyer6, Daniel Siegel7 ou Alison Gopnik8, ont démontré que l’apprentissage est plus profond et durable lorsqu’il s’appuie sur le jeu, l’exploration, la curiosité et le plaisir. Ces conditions activent le système limbique, favorisent la sécrétion de dopamine, et créent un terrain neurobiologique propice à la consolidation de nouvelles connexions synaptiques — autrement dit, à la plasticité cérébrale (Doidge, The Brain That Changes Itself, 2007).
Contrairement à ce qu'on a longtemps cru, le cerveau n’est pas un système figé : il est vivant, dynamique et transformable, même à l’âge adulte. À chaque fois qu’on apprend quelque chose de nouveau, qu’on change une habitude ou qu’on vit une expérience marquante, le cerveau réorganise ses connexions. Il crée de nouveaux chemins, renforce certains liens, en abandonne d’autres.
On peut imaginer cela comme un paysage malléable, où les expériences sculptent des sentiers. Plus on emprunte un chemin (par exemple une compétence, une pensée, un mouvement), plus celui-ci devient familier et facile à suivre. Inversement, un chemin peu emprunté s’estompe avec le temps.
Cette capacité d’adaptation est particulièrement importante dans les pratiques artistiques et pédagogiques. Car elle signifie qu’en bougeant différemment, en jouant, en improvisant, on ne fait pas que « s’exprimer » : on transforme littéralement la manière dont on pense, perçoit et agit dans le monde.
Des recherches en neurosciences cognitives confirment que le jeu facilite l’apprentissage, en stimulant la plasticité cérébrale — cette capacité du cerveau à modifier ses réseaux neuronaux en fonction de l’expérience. Contrairement à une approche fondée sur l’accumulation de savoirs abstraits ou de gestes imposés, le jeu rend l’expérimentation sécurisante, voire joyeuse. Et dans la joie, la résistance de l’égo se détend, et rend disponible l’intégration et la mémorisation de nouveaux chemins, de nouvelles idées, de nouveaux possibles. Dans les ateliers que je guide, le jeu devient ainsi une stratégie pédagogique centrale pour ouvrir l’imaginaire, désamorcer la peur de l’erreur, et favoriser l’intégration des apprentissages.
Un savoir qui s’éprouve avant de se nommer.
Le corps et l’esprit n’apprennent pas au même rythme.
L’une des convictions fortes de ma pratique est que le corps et l’esprit existent sur deux lignes parallèles. L’un pense en mots, l’autre en sensations, en rythmes, en gestes. Le corps ne conceptualise pas : il connaît. Il n’explique pas : il démontre. Il apprend par l’expérience, la mémoire kinesthésique, le ressenti. Et lorsque le corps découvre une solution — à travers le jeu, la contrainte, l’improvisation — cette connaissance se grave en nous d’une manière que le cerveau rationnel ne pourrait pas produire seul.
Il faut vivre quelque chose pour réellement l’intégrer. On a beau me dire à maintes reprises de ne pas mettre ma main sur le rond chaud de la cuisinière, si je ne le vis pas avec, grâce et à travers mon corps et mes sens, je ne comprendrai jamais la gravité des conséquences (la douleur, dans ce cas-ci) d’une telle situation. Le corps enregistre subtilement et profondément, dans son système nerveux, lié aux autres systèmes du corps et au cerveau.
Encore, le corps et l’esprit fonctionnent selon des temporalités distinctes. L’esprit rationnel privilégie la rapidité, la catégorisation, l’analyse. Le corps, quant à lui, apprend par la lenteur, la répétition, l’essai-erreur. Il produit un savoir expérientiel, souvent non verbal, que j’appelle une forme de deep knowing : une connaissance qui ne se dit pas immédiatement, mais qui s’imprime, se révèle, s’intègre au fil du temps.
Dans cette perspective, la danse improvisée devient un lieu d’harmonisation entre ces deux dimensions. Le corps vit une expérience. L’esprit peut ensuite l’observer, en tirer du sens. Le sens vient après le vécu. C’est une pédagogie du détour, du tâtonnement, du dialogue entre les perceptions sensorielles et les constructions mentales.
La danse improvisée permet de créer un pont entre ces deux dimensions. Le corps vit d’abord une situation. L’esprit, ensuite, peut l’observer, en tirer du sens. C’est une pédagogie différée, où la compréhension arrive après l’intégration corporelle. Cette idée est centrale dans les approches somatiques (Thomas Hanna, Bonnie Bainbridge Cohen, Linda Hartley), qui affirment que le corps sait avant que l’esprit comprenne. Le sens émerge du vécu, pas l’inverse.
Une pédagogie pour élargir le réel
En plaçant la danse, le jeu et l’improvisation au cœur de ma pédagogie, je cherche à créer des environnements d’apprentissage où chacun·e peut exercer sa capacité à imaginer autrement. Ce que j’observe au fil des ateliers, c’est que cette pratique développe bien plus que des habiletés physiques : elle renforce la capacité d’adaptation, la tolérance à l’ambiguïté, l’écoute fine, la résilience face à l’imprévu. Autant de qualités essentielles dans un monde en mutation.
Je conçois la danse comme un outil de connaissance de soi, de transformation collective, et d’amplification de la réalité. En posant des problèmes à résoudre — par le mouvement, la relation, l’espace — l’improvisation ouvre des chemins multiples. Chaque réponse devient une preuve : la créativité n’est pas un don, mais une compétence accessible, transversale, nécessaire.
Dans mes cours, je propose des exercices qui imposent au corps des contraintes spatiales, relationnelles ou temporelles. Il ne s’agit pas de “faire de la danse” mais de résoudre un problème physique, par l’invention. Ce processus aiguise l’attention, développe une intelligence situationnelle, ouvre des chemins inédits. Ici, penser devient un acte incarné. Le jeu est un terrain d’exploration rigoureux.
L’adaptabilité, la coopération, la pensée divergente, la résilience font que mes cours s’inscrivent dans une vision élargie de l’éducation — non pas comme transmission descendante de savoirs fixes, mais comme co-construction d’un savoir vivant, incarné, collectif.
En défendant une danse accessible à tou·tes, je milite pour une pédagogie inclusive, expérientielle et transformatrice. Une pédagogie qui honore la diversité des corps et des intelligences. Une pédagogie où le jeu, loin d’être un divertissement, devient un acte politique : celui d’ouvrir l’espace du possible, d’élargir les imaginaires, et d’apprendre à vivre dans un monde mouvant.
Et je ne suis pas la seule personne qui approche la danse dans cette optique.
*Insert resources here*
(en) Dance, Play, and Critical Thinking: Toward an Embodied Pedagogy of Creativity.
As a dance artist and educator, I’m deeply interested in the relationship between movement, cognition, and learning. My work stems from a core intuition: dance—particularly in its improvised forms—is fertile ground for critical thinking. To improvise in dance is to solve problems in real time. It is to respond to physical, spatial, and temporal constraints. It is to harness the imagination in order to move through discomfort, bypass obstacles, and welcome the unexpected. In other words, it is to think—but to think with, through, and thanks to the body.
At the heart of this approach lies a simple but radical principle:
Creative thinking is critical thinking.
Yet in contemporary Québec society—where daily life is increasingly technocratic, gestures are rationalized, and performance is valorized—creativity is often sidelined, seen as secondary, or reserved for professionals in the arts. But creativity, as bell hooks, Paulo Freire, and Maxine Greene remind us, is central to critical thought and must be reclaimed as an essential part of human experience. All three advocate for emancipatory education—education that expands our sense of what is possible. The ability to create—to invent new responses to unfamiliar situations—is a vital human capacity.
We see this creativity at work in everyday “small stories” (to borrow the term used by D. Soyini Madison): when a road is closed and we invent a new route, when we cook a meal from leftovers without a recipe, when a parent responds playfully to their child’s spontaneous words or gestures. In these moments, we engage adaptive intelligence.
These small gestures show that creativity is already in motion—but often unrecognized, trivialized, or even dismissed in a society that reserves innovation for elites or specific sectors of productivity. But what if this creativity were no longer accidental or tied to survival? What if it were nurtured, trained, valued, and amplified?
What if it were allowed to seep into other areas of life—work, education, institutions, politics—often locked in logics of control, efficiency, and obedience? What if we treated creativity as a fundamental human right? A way to unlearn conditioned reflexes, subvert dominant narratives, and disobey the absurd—so we can reimagine how we live, relate, and care for the living world?
This is the vision I aim to embody through dance, improvisation, and play—not as frivolous acts, but as radically transformative practices. They invite us to think through the body, to learn through experience, and to cultivate a critical awareness grounded in movement. They train us in freedom. They offer a form of resistance—and a space to dream.
Play as a Catalyst for Neuroplasticity.
Play is not a luxury. It’s a fundamental method of learning. Cognitive neuroscience—including the work of Catherine L’Ecuyer, Daniel Siegel, and Alison Gopnik—has shown that learning is deeper and more lasting when it’s rooted in play, exploration, curiosity, and joy. These conditions activate the limbic system, release dopamine, and create a neurobiological environment conducive to building new synaptic connections—in other words, they support neuroplasticity (Doidge, The Brain That Changes Itself, 2007).
Contrary to earlier beliefs, the brain is not a fixed system. It is dynamic, living, and malleable—even in adulthood. Every time we learn something new, shift a habit, or undergo a significant experience, the brain reorganizes itself. It builds new pathways, strengthens some connections, lets go of others.
You can imagine it as a malleable landscape, where experience carves out trails. The more we use a path—be it a skill, a thought, a gesture—the more familiar and accessible it becomes. Conversely, unused paths fade over time.
This adaptive capacity is especially important in artistic and pedagogical contexts. Because when we move differently, play, or improvise, we’re not just “expressing ourselves.” We’re reshaping how we think, perceive, and act in the world.
Scientific research confirms that play facilitates learning by stimulating brain plasticity. Unlike pedagogies that rely on passive knowledge accumulation or imposed gestures, play allows for experimentation in a way that feels safe—even joyful. And in joy, the ego’s resistance softens, making room for the integration and retention of new pathways, ideas, and possibilities.
In my workshops, play becomes a core pedagogical strategy—a way to unlock the imagination, diffuse fear of failure, and encourage embodied learning.
Play as a Catalyst for Neuroplasticity.
Meaning Comes After Experience: A Knowledge That Is Felt Before It’s Named.
The body and the mind don’t learn at the same pace.
A core belief in my work is that the body and the mind exist on parallel lines. The mind thinks in words; the body in sensations, rhythms, and gestures. The body doesn’t conceptualize—it knows. It doesn’t explain—it shows. It learns through experience, kinesthetic memory, and felt perception. And when the body finds a solution—through play, constraint, or improvisation—it stores that knowledge in ways the rational mind alone cannot.
Experience is necessary for true integration. You can tell me again and again not to touch a hot stove, but unless I feel it—with, through, and thanks to my body and senses—I won’t fully understand the consequences. The body records information subtly and deeply, through the nervous system, in relationship to the rest of the body and the brain.
The body and mind also operate on different timelines. The rational mind favors speed, categorization, and analysis. The body learns through slowness, repetition, and trial-and-error. It produces what I call deep knowing—a kind of understanding that doesn’t show up right away in words, but slowly emerges, reveals itself, and integrates over time.
In this light, improvised dance becomes a space for harmonizing these two dimensions. The body lives the experience. The mind reflects on it afterward. Meaning arises from the lived moment—not before. This is a pedagogy of detour, of exploration, of dialogue between sensation and thought.
This idea is central to somatic practices (Thomas Hanna, Bonnie Bainbridge Cohen, Linda Hartley), which affirm that the body knows before the mind understands. The meaning arises from the experience—not the other way around.
A Pedagogy That Expands Reality.
By placing dance, play, and improvisation at the core of my pedagogy, I aim to create learning environments where people can exercise their capacity to imagine otherwise. What I’ve seen over time is that this practice builds far more than physical skills. It cultivates adaptability, tolerance for ambiguity, deep listening, and resilience in the face of uncertainty. These are vital skills in a changing world.
I see dance as a tool for self-knowledge, collective transformation, and the expansion of reality. Improvisation presents us with problems to solve—through movement, relationships, space—and in doing so, opens up multiple paths. Each response becomes evidence that creativity is not a gift, but a learnable, transferable, and necessary skill.
In my classes, I propose exercises that place physical, spatial, or relational constraints on the body. The goal isn’t to “do dance” in a conventional sense, but to invent physical responses to given challenges. This sharpens awareness, develops situational intelligence, and opens new neural and relational paths. Here, thinking becomes an embodied act. Play is a rigorous terrain of exploration.
Adaptability, cooperation, divergent thinking, and resilience make my classes part of a broader educational vision—not as the top-down transfer of fixed knowledge, but as the co-creation of living, embodied, and collective understanding.
By advocating for dance as a practice open to all, I am committed to an inclusive, experiential, and transformative pedagogy. One that honors the diversity of bodies and intelligences. One where play, far from being a distraction, becomes a political act: the act of expanding what is possible, stretching our imaginations, and learning to live in a shifting world.
Notes
1 Je fais doucement référence à l'expression qu’Isabelle Stengers emploie souvent dans ces écrits “
2 bell hooks, Teaching to Transgress
3 Paulo Freire, Pedagogy of the Oppressed
4 Maxine Greene, Releasing the Imagination
5 Je reprends ici le terme que D. Soyini Madison emploie (en anglais ‘’small story’’) lors de sa conférence ‘’Performance Ethnography : Staging Water Rites’’
6 Catherine L’Ecuyer, Cultiver l’émerveillement : La pédagogie du réel, 2019
7 Daniel J. Siegel, The Developing Mind
8 Alison Gopnik, The Philosophical Baby
Voir aussi
Bonnie Bainbridge Cohen, Sensing, Feeling, and Action
Norman Doidge, The Brain That Changes Itself
Thomas Hanna, Somatics: Reawakening the Mind’s Control of Movement, Flexibility, and Health
(fr) Où finit la tendresse et où commence la violence ? Geste, temps queer et désobéissance punk.
J’ai vécu Le recueillement des tendres de Rozenn Lecomte comme on entre dans un territoire dérobé. Une frontière poreuse entre pause et pose, entre geste politique et caresse inachevée. Sur scène, les corps féminins s’organisent dans un temps autre, un temps queer, fragmenté, vibrant d’intervalles et de ruptures.
Dans le premier cycle de la pièce, une ligne du temps se fragmente de cour à jardin. Chaque mouvement semble arraché au flux, retenu, offert dans une lenteur non-normative. Rozenn Lecomte ne met pas en scène un récit, mais une accumulation de gestes posés – des postures qu’on pourrait retrouver en manif, dans un concert punk, ou tirées de l’intime. C’est une façon de jouer avec le temps, comme le théorise Jack Halberstam1 dans In a Queer Time and Place : un temps qui n’obéit pas à la logique de la reproduction, de l’efficacité ou de la productivité.
Dans ce temps queer, les gestes sont à contretemps. Certains prennent trois battements pour se construire, d’autres jaillissent, bruts. Cela crée une esthétique de la rupture, un espace d’observation où l’on peut enfin voir ce qui d’habitude passe trop vite : la façon dont un poing se lève, un regard se renouvelle, un genou cède.
Les poses que prennent les interprètes – punk, réalistes, parfois presque clichées – résonnent comme des icônes d’une culture de révolte. Mais elles ne sont pas caricaturales. Elles sont habitées, décontextualisées, revendiquées. Elles sont violentes. Elles sont tendres. Et cette tendresse n’a rien de complaisant. Elle est, comme dirait Sara Ahmed, une manière d’être orientée à contre-courant des affects dominants. Le corps queer est un corps mal orienté : il ne cherche pas la fluidité, il dérange le regard, il crée du frottement.
Cette friction est essentielle. Elle ne vise pas la beauté classique ni l’efficacité expressive. Elle cherche à perturber l’attente, à rendre visible le malaise, à montrer la tension entre ce qu’un corps devrait faire et ce qu’il choisit de faire. Une tendresse désobéissante. Une douceur qui résiste.
Le punk existe-t-il encore ?
Les références punk dans la pièce sont explicites : attitudes, postures, sons, énergie latente. Mais une question émerge : est-ce que le punk existe encore ? Et plus précisément : peut-il exister dans l’art contemporain sans être esthétisé, digéré, neutralisé ?
Peut-être que le punk, aujourd’hui, n’est plus dans le cri mais dans le silence. Dans la pose. Dans la suspension du geste plutôt que dans sa fureur. Le punk ne réside pas dans les signes, mais dans le trouble qu’ils provoquent encore. Ce n’est pas l’esthétique qui rend une œuvre punk, c’est sa capacité à court-circuiter les modes habituels de perception et d’interprétation.
Ralentir, c’est politique. C’est aller à contre-courant d’une dynamique d’accélération capitaliste, néopatriarcale et coloniale. Le punk d’aujourd’hui, s’il existe encore, se niche peut-être dans ces gestes retenus, dans cette esthétique du refus d’accélérer. Refuser d’accélération, c’est refuser l’instrumentalisation des corps, c’est refuser d’être productif, lisible, performant, comme l’entend le monstre à trois têtes. C’est une forme de sabotage doux. Une rébellion par la douceur.
Un des gestes les plus marquants de la pièce est celui du "gun" – mimé, vidé, désensibilisé. Il est là, et il ne signifie rien. Ou plutôt : il signifie trop, et donc plus rien.
Le geste du gun me hante car il résonne bien au-delà de sa simple matérialité. Il porte en lui une violence symbolique, une mémoire d’agression et de domination. Et pourtant, dans l’univers queer de la pièce, ce geste semble se vider de son sens traditionnel. Pour moi, cette vacuité apparente est une stratégie. Le geste désactivé nous oblige à questionner notre réception. Il nous renvoie à notre propre saturation face aux images de violences partout autour nous.
Dans Le recueillement des tendres, le gun est mimé, mais il ne tire pas. Il est un artefact, un objet technologique, comme ceux que Paul B. Preciado2 décrit dans Testo Junkie. Preciado parle des corps technologiquement modifiés par les normes de pouvoir et de désir. Le gun dans cette œuvre n’est plus seulement un instrument de violence physique ; il devient un moyen d’exprimer un rapport au pouvoir, un rapport qui, dans son mimétisme, appelle à une déconstruction.
Judith Butler3, quant à elle, parle de la performativité des gestes, de la manière dont ils produisent et renforcent les normes de genre. Le geste du gun ici pourrait être vu comme une performance, non pas d’un sujet masculin ou hétéro-normé, mais d’un corps queer qui trouble cette norme en le déconstruisant. Ce geste devient une sorte de rupture, une brèche où la violence traditionnelle est suspendue, interrogée, voire détournée. C’est là, peut-être, que réside le potentiel subversif de ce geste : non pas dans la violence qu’il incarne, mais dans la désactivation de cette violence. Il devient une invitation à reconfigurer le sens du pouvoir.
Tout ce symbolisme grâce à deux doigts collés-allongés et un pouce en l’air… dirigé vers le public, dirigé vers soi.
Au moment où l’artiste Ariane Levasseur prend la parole, une brèche de plus s’insère au recueillement des tendres. Elle parle de jeunesse et de puissance, entre autres. Et ça fait surgir quelque chose d’universel et viscéralement situé : ce moment dans une vie où l’on se rend compte de notre propre agentivité. Qu’on peut décider. Qu’on peut résister. Ce n’est pas un moment abstrait — c’est un seuil. Une brûlure douce. Et pour les personnes dont le corps ou l’identité a longtemps été capturé par des narratifs extérieurs — comme celui de la femme lesbienne souvent fétichisée ou rendue invisible — ce moment est encore plus tranchant.
Dans la pièce, ce passage n’est pas un climax — c’est une onde. Il circule dans le silence qui suit. Dans les gestes qui reviennent, légèrement altérés. Comme si la parole avait déplacé l’espace. Ou comme si quelque chose d’invisible venait d’être reconfiguré.
Le recueillement des tendres est un rituel queer de désorientation. Il n’offre pas de réponses. Il expose des tensions, des gestes contradictoires, des affects qui se battent pour coexister. La tendresse n’y est jamais sûre. La violence non plus.
Et si le punk contemporain était justement cela ? Non plus une esthétique de la rupture bruyante, mais une politique de la pause, de la pose, de la faille assumée. Une manière de dire : je suis là, je ne joue pas, je suis traversée par des forces contraires, et c’est de là que naît mon pouvoir.
Ce n’est pas une révolte explosive. C’est un récit en creux. Une désobéissance douce.
(en)The Aesthetics of Refusal, Tenderness as Tactic.
After Le recueillement des tendres by Rozenn Lecomte
(Recueillement: can mean meditation, contemplation, reverence, or quiet reflection. It implies stillness and emotional depth. Des tendres: the tender ones, or simply the tender — evoking softness, vulnerability, affection.)
I entered Le recueillement des tendres by Rozenn Lecomte as one steps into a hidden terrain — a porous border between pause and pose, between political gesture and unfinished caress. On stage, feminine bodies unfold within a different temporality, a queer temporality, fragmented and vibrating with gaps and breaks.
In the opening cycle, a timeline fragments across the stage. Each movement feels torn from the flow, withheld, and offered with non-normative slowness. Lecomte doesn’t craft a narrative but composes an accumulation of gestures — postures that could emerge from a protest, a punk show, or an intimate confession. It’s a way of playing with time, echoing Jack Halberstam’s theory in In a Queer Time and Place1: a time that resists reproduction, efficiency, and productivity.
In this queer time, gestures are offbeat. Some take three counts to build, others erupt unannounced. This creates an aesthetic of rupture — a space where we finally see what usually moves too fast: how a fist rises, how a gaze renews, how a knee gives way.
The poses — punk, realist, sometimes verging on cliché — act as icons of a rebellious culture. But they’re not caricatures. They’re inhabited, decontextualized, reclaimed. They’re violent. They’re tender. And this tenderness is not soft or indulgent. It’s, as Sara Ahmed would say, a way of being oriented against the grain of dominant affects. The queer body is a misoriented body — not seeking flow but generating friction.
And this friction matters. It doesn’t aim for classical beauty or expressive clarity. It disturbs expectation, reveals discomfort, exposes the tension between what a body should do and what it chooses to do. It’s a disobedient tenderness. A softness that resists.
Is punk still alive?
The punk references in the piece are explicit: attitude, postures, sound, latent energy. But a question emerges: Is punk still possible? More precisely: Can it survive within contemporary art without being aestheticized, digested, neutralized?
Perhaps punk now lives in silence rather than screams. In suspension rather than fury. Punk isn't about its signs but the disturbances they still provoke. What makes a work punk is not its look but its ability to short-circuit habitual perception.
To slow down is political. It resists the capitalist, patriarchal, and colonial impulse to accelerate. If punk exists today, it may be in withheld gestures, in an aesthetic of refusal. Refusing acceleration is to refuse the instrumentalization of bodies, to reject productivity, readability, and performance as dictated by the three-headed monster. It is a soft sabotage. A rebellion by gentleness.
One of the most striking gestures in the piece is the gun — mimed, emptied, desensitized. It’s there, and it means nothing. Or rather: it means too much, and so, nothing at all.
This gesture haunts me because it resonates beyond its form. It holds symbolic violence, a memory of domination. Yet, in this queer world, it is emptied of its traditional meaning. This hollowness is, to me, strategic. The deactivated gesture forces us to confront our own saturation — how violence, overexposed, becomes invisible.
Here, the gun is a technological artefact, like those Paul B. Preciado2 speaks of in Testo Junkie — bodies modified by systems of power and desire. The gun, no longer an instrument of literal harm, becomes a symbol of power itself — power as performance, as mimicry, as subversion.
Judith Butler’s theory of performativity3 is helpful here. The mimed gun is not a masculine or heteronormative performance but a queer one, destabilizing the norms it mimics. The gesture becomes a breach — a rupture where violence is not enacted but suspended, interrogated, dismantled.
And all this, through two extended fingers and a raised thumb, pointed at the audience — or at oneself.
Later, when performer Ariane Levasseur speaks, a new breach opens. She speaks of youth, of power. And something arises — something visceral and universal: the moment in one’s life when agency clicks into place. When you realize: I can choose. I can resist. It’s not abstract. It’s a threshold. A soft burn.
And for those whose bodies or identities have long been captured by dominant narratives — like the often fetishized or erased lesbian woman — this moment of self-claiming is even sharper. In the piece, it’s not a climax — it’s a wave. It circulates in the silence that follows. In the altered return of movement. As if speech reconfigured the space. As if something unseen had shifted.
Le recueillement des tendres is a queer ritual of disorientation. It offers no answers. It lays bare tensions, contradictory gestures, affects that fight to coexist. Tenderness is never safe here. Nor is violence.
And maybe this is what contemporary punk is: not a loud rupture, but a politics of pause, of pose, of the deliberate crack. A way of saying: I’m here. I’m not performing for you. I’m full of contradictions. And that’s my power.
Not an explosion. A hollowed-out story. A soft disobedience.
1 In a Queer Time and Place, Jack Halberstam 2005
2 Testo Junkie, Paul B. Preciado 2008
3 Gender Trouble, Judith Butler 1990
(en)Cracked Open: On Social Life and the Gift of Friction.
The textured beauty of discomfort, connection, and becoming
by Nicholas Bellefleur
In the aftermath of the pandemic, many of us became acutely aware of a phenomenon that had long gone unnamed: the “social battery.” After months of isolation, we returned to the world with a heightened sensitivity to our own internal rhythms. The solitude imposed by lockdowns — though difficult — offered a rare opportunity to recalibrate our relationship with time, energy, and presence. For a moment, we were no longer synchronized to the external clock of productivity, but instead attuned to what the French call idiorythmie — the idea that each individual carries their own rhythm, unique and irreducible.
This return to idiorythmie made re-entering social life feel like a form of friction. Being with others — navigating conversations, environments, and shared experiences — felt suddenly overwhelming, not because we had become less social, but because we had become more sensitive. More aware of what it costs to remain present. And perhaps for the first time, we could name that cost.
But this friction is not a flaw. On the contrary, it may be the very essence of what social life is. We are conditioned to associate ease, smoothness, and comfort with goodness — and discomfort, tension, and slowness with failure or dysfunction. But this binary reveals more about the pathology of modernity than it does about the nature of social existence.
Philosopher Byung-Chul Han, in Saving Beauty, critiques this modern obsession with smoothness. In his view, the contemporary world increasingly seeks to eliminate resistance, conflict, and even complexity. The ideal object — whether it’s a smartphone, a body, or a social interaction — is designed to be smooth, frictionless, and instantly consumable. “The smooth,” he writes, “is the signature of the present time.” It is the aesthetics of a world without edges, without pause, without pain. A world that reflects the values of neoliberal capitalism: speed, transparency, comfort, optimization.
But in eliminating friction, we also eliminate depth.
Friction is the texture of real life. It is what allows for contact, transformation, and encounter. When we are in true relation — with another person, with an idea, with a place — something rubs. And in that rubbing, there is heat, vulnerability, even pain. But there is also growth. The ego, confronted with another worldview or presence, develops fissures. The smooth façade cracks. And through those cracks, something new can emerge — humility, insight, a softening, a shedding.
In contrast, the smooth social interaction — pleasant, agreeable, curated — offers no such opportunity. It protects us from discomfort but also from change. It keeps us in a loop of sameness, a feedback chamber where nothing unexpected can occur. Social media, for instance, offers the illusion of connection, but it is primarily smooth. It allows us to manage the terms of our exposure, to curate our personas, to mute or block dissent. The result is a sterilized form of sociality — clean, algorithmic, and hollow.
This smoothness is seductive because it mimics safety. But true safety — the kind that nourishes — does not eliminate friction; it holds space for it. It allows for disagreement, rupture, contradiction. It values the uncomfortable pause, the awkward silence, the unresolved tension. Because it knows that these are the very sites of becoming.
If we listen closely, our desire for solitude may be less about misanthropy or escapism, and more about a longing for integration — a need for time and space to metabolize experience. Modern society, structured by the logics of patriarchy, colonialism, and capitalism — that three-headed monster — has no place for integration. Its tempo is relentless, and its values are externalized: produce, perform, progress. There is no built-in pause for the internal work of digestion, reflection, or repair.
But integration is not a luxury. It is essential. It is how we learn from experience rather than repeat it. It is how we alchemize wounds into wisdom, interaction into understanding. Without integration, social life becomes noise.
The architecture of self doesn’t evolve through harmony alone. It reshapes in the collision zones — where old frameworks no longer hold, and new ones haven’t yet formed. Stepping back after these collisions isn’t about disconnecting. It’s a temporary decompression chamber, where incoherence can be lived with long enough to reconfigure into insight.
In his work on racialized trauma, somatic therapist Resmaa Menakem writes:
“Trauma decontextualized in a person looks like personality. Trauma decontextualized in a family looks like family traits. Trauma decontextualized in people looks like culture.”
When we fail to contextualize our exhaustion, our reactivity, our withdrawal from social life, we risk internalizing them as flaws or pathologies. But what if these tendencies are actually the echoes of collective wounds? The product of inherited, unresolved trauma stored in the nervous system — shaped over generations by systems of violence?
And if this is true — if trauma travels across generations — then so does wisdom. Intergenerational pain is real, but so is intergenerational resilience. So is intergenerational intelligence. There are ancestral tools for integration, for rupture, for repair. We carry within us the memory not only of what broke us, but of how we put ourselves back together.
We are social creatures, not in spite of this friction, but because of it. We need each other to grow. We need the discomfort of being seen, the risk of being misunderstood, the courage to speak even when our voice shakes. These are the soft eruptions that erode the ego and open us to one another.
To live socially is to agree to be disturbed.
And in that disturbance, we participate in the larger, cosmic collaboration of which we are a part — not just human to human, but human to non-human, to landscape, to atmosphere, to time itself. The space between us is not empty. It is charged. Alive with the potential of transformation.
If we are all one, then we need each other to become ourselves.
And if fissures appear — if we crack, if we shatter — that may be the truest sign that we are doing the work. The work of unlearning. Of transgressing. Of dying and becoming.
Of growing.
Humanity has been sculpted by violence in slow, deliberate strokes. Generation after generation, our bodies and minds have been shaped by the machinery of patriarchy, colonialism, white supremacy, and capitalism. These systems did more than organize economies or govern laws — they reprogrammed our relational instincts.
They taught us to distrust. To suppress what’s tender. To tie our worth to what we produce. To brace instead of soften. To fear stillness. They rewired us for survival, not connection. They normalized disconnection — from the land, from each other, from ourselves.
And yet, within this rupture lives a memory. A pulse of something older, wiser, more whole. Beneath the architecture of domination, something else endures — an ancestral intelligence, waiting to be felt again.
“Rarely, if ever, are any of us healed in isolation. Healing is an act of communion.”
— bell hooks, All About Love
21.04.2025
(fr)Cartographie d’un frottement : comment la texture du réel fissure, relie, et refonde le vivant.
par Nicholas Bellefleur
Après la pandémie, beaucoup d’entre nous ont pris conscience d’un phénomène longtemps resté sans nom : la « batterie sociale ». Après des mois d’isolement, nous sommes revenus dans le monde avec une sensibilité accrue à nos propres rythmes intérieurs. La solitude imposée par les confinements — bien que difficile — nous a offert une occasion rare de réajuster notre relation au temps, à l’énergie, à la présence. Pendant un moment, nous n’étions plus synchronisé·es à l’horloge externe de la productivité, mais accordé·es à ce que les certain·es appellent l’idiorythmie — l’idée que chaque individu possède son propre rythme, unique et irréductible.
Ce retour à l’idiorythmie a rendu la réintégration à la vie sociale comme une forme de friction. Être avec les autres — naviguer dans les conversations, les environnements, les expériences partagées — est soudainement devenu écrasant, non pas parce que nous étions devenus moins sociaux, mais parce que nous étions devenus plus sensibles. Plus conscient·es de ce que cela coûte de rester présent·e. Et peut-être, pour la première fois, nous avons pu nommer ce coût.
Mais cette friction n’est pas une faille. Au contraire, elle est peut-être l’essence même de la vie sociale. Nous avons été conditionné·es à associer aisance, fluidité et confort à quelque chose de bon — et inconfort, tension, lenteur à un échec ou une défaillance. Mais ce binaire révèle davantage la pathologie de la modernité que la nature réelle de l’existence sociale.
Le philosophe Byung-Chul Han, dans Saving Beauty, critique cette obsession contemporaine pour le lisse, le fluide. À ses yeux, le monde moderne cherche de plus en plus à éliminer la résistance, le conflit, voire même la complexité. L’objet idéal — qu’il s’agisse d’un téléphone, d’un corps ou d’une interaction sociale — est conçu pour être lisse, sans friction, immédiatement consommable. « Le lisse », écrit-il, « est la signature de notre époque. » C’est l’esthétique d’un monde sans arêtes, sans pause, sans douleur. Un monde qui reflète les valeurs du capitalisme néolibéral : vitesse, transparence, confort, optimisation.
Mais en éliminant la friction, nous éliminons aussi la profondeur.
La friction est la texture du réel. C’est ce qui permet le contact, la transformation, la rencontre. Quand nous sommes véritablement en relation — avec une autre personne, une idée, un lieu — quelque chose frotte. Et dans ce frottement, il y a de la chaleur, de la vulnérabilité, parfois même de la douleur. Mais il y a aussi de la croissance. L’ego, confronté à une autre vision du monde ou à une autre présence, se fissure. La façade lisse craque. Et par ces fissures, quelque chose de nouveau peut émerger — humilité, lucidité, adoucissement, mue.
En comparaison, l’interaction sociale lisse — agréable, consensuelle, maîtrisée — n’offre aucune de ces opportunités. Elle nous protège de l’inconfort, mais aussi du changement. Elle nous maintient dans une boucle de similitude, une chambre d’écho où rien d’inattendu ne peut advenir. Les réseaux sociaux, par exemple, offrent l’illusion de la connexion, mais sont fondamentalement lisses. Ils nous permettent de gérer les modalités de notre exposition, de façonner nos personnages, de couper court à la dissidence. Le résultat : une forme stérile de socialité — propre, algorithmique, creuse.
Cette douceur séduit parce qu’elle imite la sécurité. Mais la vraie sécurité — celle qui nourrit — n’élimine pas la friction ; elle lui fait de la place. Elle accueille le désaccord, la rupture, la contradiction. Elle valorise la pause inconfortable, le silence maladroit, la tension non résolue. Parce qu’elle sait que ce sont précisément là les lieux du devenir.
Si nous écoutons attentivement, notre désir de solitude n’est peut-être pas tant un rejet des autres qu’un besoin d’intégration — un besoin de temps et d’espace pour métaboliser l’expérience. La société moderne, structurée par les logiques du patriarcat, du colonialisme et du capitalisme — ce monstre à trois têtes — ne laisse aucune place à l’intégration. Son tempo est implacable, et ses valeurs sont extériorisées : produire, performer, progresser. Il n’y a pas de temps prévu pour la digestion intérieure, la réflexion, la réparation.
Mais l’intégration n’est pas un luxe. Elle est essentielle. C’est ainsi que nous apprenons de l’expérience au lieu de la répéter. C’est ainsi que nous alchimisons les blessures en sagesse, les interactions en compréhension. Sans intégration, la vie sociale devient du bruit.
L’architecture du soi ne se transforme pas uniquement par l’harmonie. Elle se redessine dans les zones de collision — là où les anciens schémas ne tiennent plus, et où les nouveaux ne sont pas encore formés. Se retirer après ces collisions n’est pas un acte de déconnexion. C’est une chambre de décompression temporaire, où l’incohérence peut être vécue suffisamment longtemps pour se reconfigurer en lucidité.
Dans son travail sur les traumatismes racialisés, le thérapeute somatique Resmaa Menakem écrit :
« Un traumatisme décontextualisé chez une personne ressemble à une personnalité. Un traumatisme décontextualisé dans une famille ressemble à des traits familiaux. Un traumatisme décontextualisé chez un peuple ressemble à une culture. »
Quand nous ne contextualisons pas notre épuisement, notre réactivité, notre retrait de la vie sociale, nous risquons de les internaliser comme des défauts ou des pathologies. Mais si ces tendances étaient en réalité les échos de blessures collectives ? Le fruit de traumatismes hérités, non résolus, logés dans le système nerveux — façonnés au fil des générations par des systèmes de violence ?
Et si cela est vrai — si le traumatisme se transmet à travers les générations — alors la sagesse aussi. La douleur intergénérationnelle est réelle, mais la résilience intergénérationnelle l’est tout autant. L’intelligence intergénérationnelle aussi. Il existe des outils ancestraux pour l’intégration, la rupture, la réparation. Nous portons en nous la mémoire non seulement de ce qui nous a brisé·es, mais aussi de ce qui nous a rassemblé·es.
Nous sommes des êtres sociaux, non pas malgré cette friction, mais grâce à elle. Nous avons besoin les un·es des autres pour grandir. Nous avons besoin de l’inconfort d’être vu·es, du risque d’être mal compris·es, du courage de parler même si notre voix tremble. Ce sont les éruptions douces qui érodent l’ego et nous ouvrent les un·es aux autres.
Vivre socialement, c’est accepter d’être dérangé·e.
Et dans ce dérangement, nous participons à la grande collaboration cosmique dont nous faisons partie — pas seulement humain·es entre nous, mais aussi humain·es avec le non-humain, avec le paysage, l’atmosphère, le temps lui-même. L’espace entre nous n’est pas vide. Il est chargé. Vivant du potentiel de transformation.
Si nous sommes un, alors nous avons besoin les un·es des autres pour devenir nous-mêmes.
Et si des fissures apparaissent — si nous craquons, si nous éclatons — c’est peut-être le signe le plus vrai que nous faisons le travail. Le travail du désapprentissage. De la transgression. De la mort et du devenir.
De la croissance.
L’humanité a été sculptée par la violence, par des coups lents, délibérés. Génération après génération, nos corps et nos esprits ont été façonnés par la machine du patriarcat, du colonialisme, de la suprématie blanche et du capitalisme. Ces systèmes n’ont pas seulement organisé les économies ou les lois — ils ont reprogrammé nos instincts relationnels.
Ils nous ont appris à nous méfier. À étouffer ce qui est tendre. À associer notre valeur à ce que nous produisons. À nous raidir au lieu de nous adoucir. À craindre l’immobilité. Ils nous ont reconfiguré·es pour survivre, pas pour nous relier. Ils ont normalisé la déconnexion — de la terre, des autres, de nous-mêmes.
Et pourtant, dans cette rupture, une mémoire subsiste. Une pulsation de quelque chose de plus ancien, plus sage, plus entier. Sous l’architecture de la domination, quelque chose persiste — une intelligence ancestrale, qui attend d’être ressentie à nouveau.
« Rarement, voire jamais, guérissons-nous dans l’isolement. La guérison est un acte de communion. »
— bell hooks, All About Love
(fr) Entre reflet et alternatives : l’artiste face au déficit collectif de l’imagination.
J’ai envie de parler de Les Jolies Choses, chorégraphié par Catherine Gaudet. Pas comme une critique, pas comme un verdict. Juste comme un endroit où je dépose ce que ça a éveillé en moi. C’est pas clair encore. C’est pas fini. Mais je sens que c’est important.
Sur scène : cinq corps. Blancs. Éparpillés dans l’espace, à la verticale, chacun dans sa gestuelle répétitive. Ils ne se touchent pas. Ils cohabitent. Subtilement, très subtilement, quelque chose se transforme. Leurs mouvements s’agencent, se contaminent. S’harmonisent. Ils se rapprochent. Forment une ligne. Et une fois cette ligne faite… elle se verrouille. Plus de sortie. Les cinq tournent ensemble autour d’un axe central, à tout jamais...
C’est hypnotisant. Physique. Cosmique presque. Comme si on observait la terre tourner. L’engrenage d’une machine. Une horloge qui s’emballe ? Le tempo s’accélère. La musique aussi. D’abord minimaliste, puis électro, puis soudainement du gros rock. Brutal. Et pourtant… le public embarque. On est tous happé·es. En transe.
Des fois, un danseur sort de la ligne, explose, s’agite. Il goûte à autre chose. Mais finit toujours par revenir. Parce que le système est plus fort que l’individu. Et la machine continue. Plus vite. Encore plus vite. Jusqu’à l’épuisement.
Puis : effondrement.
Les corps tombent. Les lumières s’éteignent. Et le public se lève, crie, en délire.
Moment rare et puissant pour la danse contemporaine québécoise. Ce sentiment d’euphorie partagée, nos coeurs en cohérence, et une fatigue sur scène à laquelle on peut s’identifier.
Je pense que cette œuvre, parmi tant de jolies choses, vient agir comme un miroir. Un reflet de notre fatigue collective. De notre persistance, malgré tout. Même quand on ne sait plus pourquoi on continue. C’est comme si Les Jolies Choses arrivait à mettre en scène ce flou qu’on porte tous·tes un peu en nous. Cette illusion qu’on n’a pas vraiment le choix. Cette croyance enracinée que c’est comme ça qu’on doit vivre. Point.
Ça me ramène à Mark Fisher1 et ce qu’il appelle
« l’impossibilité d’imaginer UN MONDE APRÈS LE capitalisme.»
Et moi je pense souvent à ça comme un déficit d’imagination. Un engourdissement. Une perte de puissance sur nos désirs. Sur nos peurs. Une forme de conditionnement.
Paradoxalement, je pense qu’au niveau de l’inconscient, cette oeuvre parle aux atomes dans nos corps, à notre conscience cellulaire, au souvenir d’être étoile. Notamment à cause de la formation en rotation. Le cercle, ou la spirale, fait profondément partie de nous et du monde, qu’il nous rappelle notre connexion à plus grand que soi.
Mais je pense vraiment qu’il est question ici du capitalisme. Parce que si c’était une œuvre qui explore le sublime, l’extase, la communion ou la transe — comme ces cérémonies ancestrales incarnées qui élèvent nos états de conscience — elle ne pourrait pas être aussi parfaite. Elle ne pourrait pas être aussi propre. Cette précision s’effondrerait. Ce qui me pousse à associer cette pièce au capitalisme, c’est la répétition. La rigueur presque militaire du sautillement constant. L’accumulation mécanique. Ce sentiment d’inévitabilité. Ça résonne avec le tempo de nos systèmes : toujours plus vite, toujours plus, toujours en avant — jusqu’à l’effondrement.
Mais c’est peut-être ça aussi, le fond. Ce que je perçois dans une œuvre parle souvent davantage de ce que je porte en moi — mes peurs, mes désirs, mes questions — que de l’œuvre elle-même. L’œuvre est toujours, au moins en partie, un miroir.
Et là où je suis encore en train de réfléchir, c’est ici : qu’est-ce qu’on fait, après, quand un miroir aussi limpide nous est tendu ?
Est-ce que ça nous réveille ? Est-ce que ça nous libère ? Ou est-ce que ça nous confirme dans notre impasse ?
Si on reste juste avec la première réaction – se sentir vu·e, validé·e, bouleversé·e – mais qu’il n’y a pas de suite, pas de questionnement, est-ce que ça change vraiment quelque chose ? Est-ce que ça ne risque pas, au contraire, de renforcer ce qu’on vit déjà, sans offrir d’issue ?
Un ami à moi qui a vu et conçu beaucoup de danse dans sa vie, m’a avoué y avoir perçu quelque chose de fasciste. C’est choquant comme mot. Je ne pense pas qu’il parle de l’intention, ni de l’équipe derrière. Je pense qu’il parle du ressenti. De cette sensation d’être pris dans quelque chose d’implacable. Et d’y adhérer, malgré soi. D’aimer ça, même. Est-ce qu’un spectacle peut séduire au point de neutraliser l’esprit critique ?
Je ne sais pas.
Moi, dans mon propre travail, je me pose de plus en plus cette question : est-ce que je veux refléter le monde ? Ou est-ce que je veux proposer autre chose ? Est-ce que je peux faire les deux ? Est-ce que c’est possible de créer des brèches, même minuscules, vers autre chose ? Vers un futur pas encore pensé ?
J’ai pas de réponse. Mais je sais que je veux essayer. Parce que même si je me reconnais dans la fatigue montrée dans Les Jolies Choses, j’ai aussi soif de possibilités. De déraillements. De rituels de désobéissance. De fiction collective. D’imaginaire en feu.
Peut-être que le miroir est nécessaire.
Mais moi, j’ai besoin d’un portail.
Sur la responsabilité du public ou de l’écosystème artistique:
Je crois que nous sommes tous·tes capables de réfléchir, de déconstruire, de remettre en question ce que nous voyons, entendons, ressentons. Ce que j'essaie de dire ici, c'est que cette introspection ne peut pas être laissée au hasard. Quand l’œuvre nous tend ce miroir, elle nous invite à un travail. Si le seul retour qu'elle nous laisse est celui de la réaction immédiate, de la validation de notre expérience sans invitation à l’explorer plus loin, est-ce que nous allons réellement questionner le système qui nous englobe, ou simplement l’accepter pour ce qu’il est ? Le danger réside dans cette absence de suivi, dans le risque de ne jamais aller au-delà de la surface des émotions qu'une œuvre peut éveiller. C'est là que, même si je crois fermement dans la capacité du public à s'engager, je m'inquiète de ce que cet engagement reste trop souvent bloqué à un premier niveau de lecture, sans possibilité de sortir de la boucle.
(en) Between reflection and alternatives: the artist facing the collective deficit of imagination
I want to talk about Les Jolies Choses, choreographed by Catherine Gaudet. Not as a critique, not as a verdict. Just as a place to drop what it stirred in me. It’s not clear yet. It’s not finished. But I feel like it matters.
On stage: five bodies. White. Scattered across the space, upright, each in their own repetitive movement. They don’t touch. They coexist. Subtly—very subtly—something begins to shift. Their movements start to line up, to contaminate each other. To harmonize. They draw closer. Form a line. And once that line is made… it locks in. No way out. The five begin to turn together around a central axis, forever…
It’s hypnotic. Physical. Almost cosmic. Like watching the Earth spin. Like the inner workings of a machine. A clock gone haywire? The tempo speeds up. So does the music. First minimalist, then electronic, then suddenly this loud, aggressive rock. Brutal. And yet… the audience is in. We’re all in. Tranced.
Sometimes, a dancer breaks free from the line, bursts, agitates. Tastes something else. But always comes back. Because the system is stronger than the individual. And the machine keeps going. Faster. Even faster. Until exhaustion.
Then: collapse.
The bodies fall. The lights go out. The audience rises, screaming, ecstatic.
A rare and powerful moment for contemporary dance in Quebec. That feeling of shared euphoria, our hearts beating in sync, and a fatigue on stage we can all relate to.
I think what this piece does, among so many pretty things, is act like a mirror. A reflection of our collective exhaustion. Of our persistence, in spite of everything. Even when we don’t know why we keep going. It’s like Les Jolies Choses manages to stage that blur we all carry inside us. That illusion that we don’t really have a choice. That deep-rooted belief that this is just how life is. Period.
It brings me back to Mark Fisher and what he calls
“the impossibility of imagining A WORLD BEYOND capitalism.”
And I often think of that as a deficit of imagination. A kind of numbness. A loss of agency over our desires. Over our fears. A form of conditioning.
Paradoxically, I think that on an unconscious level, this piece speaks to our atoms, to our cellular consciousness, to the memory of being a star. Especially because of the rotating formation. The circle — or the spiral — is deeply part of us and of the world; it reminds us of our connection to something greater than ourselves.
But my brain keeps finding ways to link it to capitalism. Because if it were exploring the sublime, ecstasy, communion, or trance — like those embodied ancestral ceremonies that lift us into altered states — it wouldn’t be so perfect. It couldn’t be so clean. The precision would collapse. What moves me to associate this piece with capitalism is the repetition. The almost militaristic rigor. The mechanical accumulation. The sense of inevitability. It echoes the tempo of our systems: always faster, always more, always forward — until collapse.
But maybe that’s also the point. What I see in a work of art often says more about what I carry within myself — my fears, my longings, my questions — than about the work itself. The work is always, at least partially, a mirror.
And here’s where I’m still reflecting: what happens afterward, when a mirror that clear is held up to us?
Does it wake us up? Does it free us? Or does it lock us even deeper into our stuckness?
If we only sit with the first reaction—feeling seen, validated, shaken—but there’s no follow-up, no questioning… does it actually change anything? Could it even end up reinforcing the very thing we’re already living, without offering any way out?
A friend of mine who have seen and made lots of dances in his life admitted to me that there was something fascist about this piece. It’s a strong word. I don’t think he meant the intention, or the team behind it. I think he meant the feeling. That sensation of being trapped inside something unrelenting. And going along with it anyway. Maybe even liking it.
Can a performance seduce us to the point of neutralizing our critical thinking?
I don’t know.
But I really think it's (also) about capitalism. Because if it were about ecstasy, communion, or trance — like those embodied ceremonies that lift us into altered states — it wouldn’t be so perfect. It couldn’t be so clean. The precision would collapse. What moves me to associate this piece with capitalism is the repetition. The almost militaristic rigor. The mechanical accumulation. The sense of inevitability. It echoes the tempo of our systems: always faster, always more, always forward — until collapse.
But maybe that’s also the point. What I see in a work of art often says more about what I carry within myself — my fears, my longings, my questions — than about the work itself. The work is always, at least partially, a mirror.
But in my own work, I keep coming back to this question: do I want to reflect the world? Or do I want to offer something else? Can I do both? Is it possible to create even the tiniest cracks toward something else? Toward a future we haven’t imagined yet?
I don’t have the answers. But I know I want to try.
Because even though I recognize myself in the exhaustion portrayed in Les Jolies Choses, I’m also thirsty for possibility. For derailments. For rituals of disobedience. For collective fiction. For imagination on fire.
Maybe mirrors are necessary.
As for me—I crave portals.
On the responsibility of the audience—or the artistic ecosystem:
I believe we are all capable of thinking critically, of deconstructing, of questioning what we see, hear, and feel. What I’m trying to express here is that introspection can’t be left to chance. When a work holds up a mirror to us, it’s inviting us into a process. If the only thing it offers in return is an immediate reaction—a validation of our experience without any invitation to dig deeper—are we truly questioning the system we’re caught in, or simply accepting it as it is? The danger lies in this lack of follow-through, in the risk of never moving beyond the surface of the emotions an artwork might stir. That’s where, even though I deeply believe in the audience’s capacity to engage, I worry that this engagement too often gets stuck at a first layer of interpretation, without any real chance to break out of the loop.
1 Capitalist Realism, Marck Fisher 2009
(fr) Meat Factory: et pourquoi on a besoin de plus de lieux qui s’en crissent.
Meat Factory est un espace de performance brute qui suinte des impulsions tordues et urgentes du duo collectif Primary Witness d'Evelynn Yan et Hannah Grove.
On a besoin de plus d’espaces qui s’en crissent.
Pas parce que rien n’a d’importance — mais parce que tout en a, trop, tout le temps. Parce que les arts se noient dans la quête d’approbation, la perfection, la curation, le formatage. Parce que pour créer quelque chose de vrai, il faut d’abord arrêter de performer la désirabilité.
On a besoin d’espaces où les choses peuvent pourrir. Où rien ne se recouvre de langage de subvention ou de vernis professionnel. Où la sueur touche le sol avant que la bio soit écrite. Où quelqu’un pleure au milieu d’un show et quelqu’un d’autre mange des chips en justaucorps — et personne ne cherche à réparer ça.
Où on pratique le fait d’être avec le bordel — avec le chaos, avec les autres, avec ce qui ne se résout pas dans un cycle de financement.
Meat Factory est un de ces espaces.
Il s’en crisse — mais avec tendresse, rigueur, et nécessité. Y s’en crisse de ton CV. Y s’en crisse des délais institutionnels. Y s’en crisse de l’art qui ne saigne pas.
Mais il prend soin — avec une intensité féroce. Il prend soin de ce qu’on ne voit pas. De la présence. Des corps. De ce qui est informe, presque là, encore en train de devenir.
Ce n’est pas un espace contre les institutions — c’est juste un espace qui n’attend pas leur regard. Il est déjà en train de faire le travail. Il est déjà en train de tisser des liens — pas des carrières.
Meat Factory, c’est ce qui arrive quand tu arrêtes d’appliquer, et que tu te présentes. Quand Maman ne répond plus au téléphone, alors tu te maternes toi-même — par le mouvement, le déguisement, le bruit, le rituel.
On a besoin de plus d’espaces comme ça.
Des espaces bruts, en sueur, parfois inconfortables, magnifiquement non stratégiques.
Des espaces qui prennent l’art assez au sérieux pour ne pas le désinfecter.
Des espaces qui traitent l’expérimentation comme un animal sacré —
sauvage, semi-domestiqué, un peu dangereux.
Alors non, on n’essaie pas d’être cute.
On ne construit pas nos brands. On les composte.
On a besoin de plus d’espaces qui s’en crissent —
parce qu’il y a toute une génération d’artistes
pleine à craquer d’idées, de sentiments,
et qui manque cruellement d’endroits où les exprimer sans pudeur, où être vrai·e·s.
Arrêtons d’attendre.
Créons.
Pour l'exploration.
Pour l'ignorance.
Pour faire confiance à nos impulsions
Et les suivre.
Et expérimentons. Expérimentons. Expérimentons.
(en) Meat Factory: and why we need more spaces that don’t give a fuck.
Meat Factory is a space for raw performance that oozes from the twisted and urgent impulses of Evelynn Yan & Hannah Grove’s duo collective Primary Witness.
We need more spaces that don’t give a fuck.
Not because nothing matters — but because everything does, too much, all the time. Because the arts are drowning in approval-seeking, perfection, curation, and formatting. Because to make anything real, we first have to stop performing palatability.
We need spaces where things can rot, where nothing gets wrapped in grant-speak or professional gloss. Where the sweat hits the floor before the bio is written. Where someone sobs mid-score and someone else eats chips in a leotard and no one tries to fix it. Where we practice being with the trouble — with the mess, with each other, with what can’t be resolved in a funding cycle.
Meat Factory is one of those spaces.
It doesn’t give a fuck — in the most tender, rigorous, necessary way. It doesn’t give a fuck about your resumé. It doesn’t give a fuck about institutional timelines. It doesn’t give a fuck about art that can’t bleed.
But it does care — like ferociously. It cares about the immaterial stuff.
About presence. About bodies. About the unformed, the almost, the still-becoming. Raw experience.
It’s not anti-institution — it’s just not waiting around to be seen by it.
It’s already doing the thing.
It’s already making kin, not career.
Meat Factory is what happens when you stop applying and start showing up.
When Mommy’s not answering your calls, so you mother yourself with movement, noise, and ritual.
We need more of this.
More unpolished, sweaty, possibly uncomfortable, beautifully un-strategic spaces. Spaces that take art seriously enough to not sanitize it. Spaces that hold experimentation like a sacred animal — wild, half-domesticated, a little dangerous.
So no, we’re not being cute. We’re not building our brands. We’re composting them.
We need more spaces that don’t give a fuck —because there’s a whole generation of artists with too many ideas, too much feeling, and not enough places to be real.
Let’s stop waiting.
Let’s create.
For the sake of exploration.
For the sake of unknowing.
To trust and ride our impulses.
And experiment. Experiment. Experiment.
(fr) La performance comme pratique. La pratique comme performance.
Performance as practice. Practice as performance.