(fr) Le Geste Retenu : contre-manuel de bienséance corporelle.
Il existe un théâtre invisible, une scène sur laquelle nos corps jouent sans cesse — parfois en pleine lumière, parfois dans l’ombre discrète de l’inconscient. Ce théâtre, c’est celui des gestes : micro-mouvements, réflexes, élans suspendus ou souffles contenus. Certains surgissent sans que nous y pensions, d'autres sont interceptés par une autorité invisible qui habite nos chairs. Ce que l'on appelle "politesse", "professionnalisme" ou "tenue appropriée" n’est bien souvent qu’un autre nom pour une censure intériorisée : un choreo-policing.
Ce concept — la police des gestes — ne désigne pas simplement un contrôle social externe. Il s’infiltre dans notre système nerveux, colonise nos réponses instinctives, et nous fait douter de la sagesse somatique qui nous habite.
Intuition du geste
Le corps sait. Il sait avant nous, en dessous du langage, au creux du diaphragme, dans l’arc des omoplates, dans l’ondulation d’un soupir. Il sait quand s’arrêter. Quand se lever. Quand fuir. Quand pleurer. Quand rire trop fort. Quand prendre de l’espace.
Les gestes dits "inappropriés" — un rot, un bâillement, un tressaillement, un frisson — ne sont pas des erreurs. Ils sont des réponses adaptatives, des expressions d’un corps en conversation constante avec son environnement.
Le problème, c’est que le geste intuitif fait peur. Il déstabilise l’ordre. Il est trop vivant. Il perturbe le ballet social chorégraphié par la norme, la discipline, le regard extérieur. Alors il est réprimé. Et cette répression n’est pas anodine : elle dérègle les systèmes internes, elle brouille notre boussole somatique.
Homéostasie : la danse intérieure de l’équilibre
La médecine parle d’homéostasie pour désigner la capacité d’un organisme à maintenir son équilibre interne face aux variations externes. C’est une forme d’intelligence incarnée, une sagesse cellulaire. Les gestes d’auto-régulation — bâiller, soupirer, changer de posture, se frotter les bras — sont des manifestations directes de cette homéostasie en action. Ce sont des danses réflexes, miniatures, qui nous maintiennent en vie, en lien, en écoute.
L'homéopathie, dans son sens philosophique, part du principe que le corps possède une capacité profonde d’auto-guérison. Elle ne soigne pas en imposant, mais en dialoguant avec la mémoire du corps. C’est une approche douce, qui respecte la dynamique propre à chaque organisme.
Mais la société ne fonctionne pas sur le modèle de l'homéopathie. Elle agit en allopathe brutale : elle corrige, elle supprime, elle nie. Tu pleures ? Tu prends sur toi. Tu trembles ? Tu te contrôles. Tu es fatigué ? Tu souris quand même. Ce refus systématique de l’auto-régulation corporelle provoque des déséquilibres profonds — physiques, émotionnels, relationnels.
Choreo-policing : le corps discipliné
La bienséance corporelle est une invention politique. Elle structure le monde du travail, de l’éducation, du genre. Elle dit comment un corps doit se tenir pour être "crédible", "désirable", "adéquat". Elle établit une hiérarchie entre les gestes nobles et les gestes honteux. Entre ce qui se montre et ce qui se cache.
Ainsi, les gestes somatiques spontanés — étirement, gémissement, mouvement rythmique, besoin de silence ou de solitude — sont neutralisés. Ils ne "passent pas" bien dans la sphère sociale. Trop sensuels. Trop mous. Trop primitifs. Trop féminins. Trop fous.
Cette police du mouvement est profondément ancrée dans l’héritage colonial, patriarcal et capitaliste. Elle découpe le corps en fonctions productives, elle rejette tout ce qui n’est pas mesurable, utile ou présentable. Elle fait du corps une machine. Elle oublie que le corps est d’abord un terrain de résonance, un écosystème vivant.
Réhabiliter le geste intuitif
Ce texte est un appel à la réhabilitation du geste intuitif. Un plaidoyer pour un corps qui ne serait plus en mode performance mais en mode écoute. Un corps qui pourrait bâiller sans être jugé, roter sans honte, pleurer sans explication, rire sans justification. Un corps qui aurait le droit d’être multiple, fluctuant, inexact, contradictoire.
C’est aussi une invitation à danser autrement. À créer des espaces (intimes, pédagogiques, artistiques, sociaux) où le geste spontané est accueilli, observé, aimé. Où la co-régulation est célébrée. Où l'homéostasie est une chorégraphie partagée.
Et si on se mettait à l’écoute des danses silencieuses de nos intestins, de nos muscles, de nos os ?
Et si on considérait nos soupirs comme des partitions d’un opéra invisible ?
Et si péter en public devenait un acte de révolte douce contre la civilisation de la retenue ?
Ce n’est pas un retour à l’état "naturel". C’est un mouvement vers une culture incarnée. Une culture qui ne se construit pas contre le corps, mais à partir de lui.
(en) Beneath the Manners: A Somatic Uprising.
There is an invisible theatre—a stage on which our bodies perform constantly. Sometimes lit in full view, sometimes hidden in the quiet shadows of the unconscious. This theatre is made of gestures: micro-movements, reflexes, suspended impulses, withheld breaths. Some appear unbidden, others intercepted by an invisible authority lodged deep in our flesh. What we often call "manners," "professionalism," or "appropriate behavior" is, in many cases, simply internalized censorship: choreo-policing.
This concept—gesture policing—is not just about external control. It infiltrates the nervous system, colonizes our instinctive responses, and makes us doubt the somatic wisdom that lives within.
The Intuition of Gesture
The body knows. It knows before we do, beneath language, in the hollow of the diaphragm, in the arc of the shoulder blades, in the undulation of a sigh. It knows when to stop. When to rise. When to run. When to cry. When to laugh too loud. When to take up space.
So-called “inappropriate” gestures—a burp, a yawn, a shiver, a twitch—are not mistakes. They are adaptive responses, expressions of a body in ongoing conversation with its environment.
The problem is: intuitive gesture is threatening. It disrupts the order. It is too alive. It disturbs the social ballet choreographed by normativity, discipline, and the external gaze. So it gets repressed. And repression is not benign—it dysregulates our inner systems, it dulls our somatic compass.
Homeostasis: The Inner Dance of Balance
In medicine, homeostasis refers to the body’s ability to maintain internal balance amidst external change. It is a form of embodied intelligence, a cellular wisdom. Gestures of self-regulation—yawning, sighing, shifting posture, rubbing one’s arms—are physical manifestations of homeostasis in action. They are miniature reflex-dances that keep us alive, attuned, responsive.
Homeopathy, in its philosophical essence, is rooted in the idea that the body holds a deep capacity for self-healing. It doesn’t impose; it listens. It engages with the body’s own memory and rhythm. It is a gentle dialogue rather than a forced intervention.
But society does not operate homeopathically. It behaves like a blunt allopath: it overrides, suppresses, denies.
You cry? Pull yourself together.
You tremble? Get a grip.
You’re tired? Smile anyway.
This systemic refusal of somatic self-regulation leads to deep imbalances—physical, emotional, relational.
Choreo-Policing: The Disciplined Body
Bodily propriety is a political invention. It structures the world of labor, education, gender. It tells us how a body must behave to be "credible," "desirable," or "appropriate." It draws a line between noble gestures and shameful ones. Between what can be seen and what must be hidden.
Spontaneous somatic gestures—stretching, moaning, rhythmic movement, a need for silence or solitude—are often neutralized. They don't “pass.” Too sensual. Too soft. Too primitive. Too feminine. Too erratic.
This choreography of control is deeply rooted in colonial, patriarchal, and capitalist legacies. It carves the body into productive functions. It discards anything not measurable, efficient, or presentable. It treats the body like a machine. It forgets the body is first and foremost a site of resonance—a living ecosystem.
Rehabilitating Intuitive Gesture
This text is a call to rehabilitate intuitive gesture. A plea for a body not in performance mode but in listening mode. A body allowed to yawn without judgment, burp without shame, cry without explanation, laugh without justification. A body with permission to be multiple, fluid, imprecise, contradictory.
It’s also an invitation to dance differently.
To create spaces—intimate, educational, artistic, social—where spontaneous gesture is welcomed, witnessed, cherished. Where co-regulation is celebrated. Where homeostasis becomes a shared choreography.
What if we listened to the silent dances of our intestines, our muscles, our bones?
What if we treated our sighs as the score of an invisible opera?
What if farting in public became a gentle act of rebellion against the civilization of restraint?
This is not a return to a “natural” state.
It is a movement toward an embodied culture—one that does not build itself against the body, but begins from within it.